Jeudi 22 octobre 2009
« Le grandiose désastre français » selon Cioran
Vision. Pourquoi la France ne guide plus le monde ? Réponse de Cioran. En 1941.
Sylvie Pierre-Brossolette
B
Ce
portrait inédit de la France fut écrit en 1941, au coeur des années
sombres, par Emile Cioran, génial philosophe roumain qui adopta la
langue française par la suite pour rédiger ses nombreux ouvrages. Ce
court livre, édité par L'Herne, se lit aujourd'hui avec émotion, tant
les accents de lucidité et de pessimisme auxquels cet auteur nous a
habitués font réfléchir sur les ressorts profonds d'un pays à la fois
jouisseur et désespéré. Cet amoureux de la France, né en 1911 en
Roumanie, mort à Paris en 1995, au passé sulfureux, dissèque à sa façon
les grandeurs et petitesses d'une nation qui le fascine. Une réflexion
plus vraie que jamais
Extraits
Tout un peuple malade du cafard.
Voici le mot le plus fréquent, aussi bien dans le beau monde que dans
la basse société. Le cafard est l'ennui psychologique ou viscéral ;
c'est l'instant envahi par un vide subit, sans raison-alors que l'ennui
est la prolongation dans le spirituel
d'un vide immanent de l'être. En comparaison, Langeweile [l'ennui] est seulement une absence d'occupation.
Qu'a-t-elle
aimé, la France ? Les styles, les plaisirs de l'intelligence, les
salons, la raison, les petites perfections. L'expression précède la
Nature. Il s'agit d'une culture de la forme qui recouvre les forces
élémentaires et, sur tout jaillissement passionnel, étale le vernis
bien pensé du raffinement.
La vie-quand elle n'est pas souffrance-est jeu.
Nous
devons être reconnaissants à la France de l'avoir cultivé avec maestria
et inspiration. C'est d'elle que j'ai appris à ne me prendre au sérieux
que dans l'obscurité et, en public, à me moquer de tout. Son école est
celle d'une insouciance sautillante et parfumée. La bêtise voit partout
des objectifs ; l'intelligence, des prétextes. Son grand art est dans
la distinction et la grâce de la superficialité. Mettre du talent dans
les choses de rien-c'est-à-dire dans l'existence et dans les
enseignements du monde-est une initiation aux doutes français. La
conclusion du XVIIIe siècle non encore souillé par l'idée de progrès :
l'univers est une farce de l'esprit. [...]
La divinité de la
France : le Goût. Le bon goût. Selon lequel le monde-pour exister-doit
plaire ; être bien fait ; se consolider esthétiquement ; avoir des
limites ; être un enchantement du saisissable ; un doux fleurissement
de la finitude.
Un peuple de bon goût ne peut pas aimer le
sublime, qui n'est que la préférence du mauvais goût porté au
monumental. La France considère tout ce qui dépasse la forme comme une pathologie du goût. Son intelligence
n'admet pas non plus le tragique, dont l'essence se refuse à être
explicite, tout comme le sublime. Ce n'est pas pour rien que
l'Allemagne- das Land den Geschmacklosigkeit
[le pays du mauvais goût]-les a cultivés tous les deux : catégories des limites de la culture et de l'âme. [...]
Le
péché et le mérite de la France sont dans sa sociabilité. Les gens ne
semblent faits que pour se retrouver et parler. Le besoin de
conversation provient du caractère a-cosmique de cette culture. Ni le
monologue ni la méditation ne la définissent. Les Français sont nés
pour parler et se sont formés pour discuter. Laissés seuls, ils
bâillent. Mais quand bâillent-ils en société ? Tel est le drame du
XVIIIe siècle.
C'est une culture a-cosmique, non sans terre mais
au-dessus
d'elle. Ses valeurs ont des racines, mais elles s'articulent
d'elles-mêmes, leur point de départ, leur origine ne comptent pas.
Seule la culture grecque a déjà illustré ce phénomène de détachement de
la nature-non pas en s'en éloignant, mais en parvenant à un arrondi
harmonieux de l'esprit. Les cultures a-cosmiques sont des cultures
abstraites. Privées de contact avec les origines, elles le sont aussi
avec l'esprit métaphysique et le questionnement sous-jacent de la vie.
L'intelligence, la
philosophie, l'art français appartiennent au monde du Compréhensible.
Et lorsqu'ils le pressentent, ils ne l'expriment pas, contrairement à la poésie anglaise et à la musique allemande. La France ? Le refus du Mystère.
Elle
ressemble davantage à la Grèce antique. Mais, alors que les Grecs
alliaient le jeu de l'intelligence au souffle métaphysique, les
Français ne sont pas allés aussi loin, ils n'ont pas été capables-eux
qui aiment le paradoxe dans la conversation-d'en vivre un en tant que
situation.
Deux peuples : les plus intelligents sous le soleil.
Un
peuple sans mythes est en voie de dépeuplement. Le désert des campagnes
françaises est le signe accablant de l'absence de mythologie
quotidienne. Une nation ne peut vivre sans idole, et l'individu est
incapable d'agir sans l'obsession des fétiches.
Tant que la France parvenait à transformer les concepts en mythes
, sa substance vive n'était pas compromise. La force de donner un
contenu sentimental aux idées, de projeter dans l'âme la logique et de
déverser la vitalité dans des fictions-tel est le sens de cette
transformation, ainsi que le secret d'une culture florissante.
Engendrer des mythes et y adhérer, lutter, souffrir et mourir pour eux,
voilà qui révèle la fécondité d'un peuple. Les "idées" de la France ont
été des idées vitales, pour la validité desquelles on s'est battu corps
et âme. Si elle conserve un rôle décisif dans l'histoire spirituelle de
l'Europe, c'est parce qu'elle a animé plusieurs idées, qu'elle les a
tirées du néant abstrait de la pure neutralité. Croire signifie animer.
Mais les Français ne peuvent plus ni croire ni animer. Et
ils ne veulent plus croire, de peur d'être ridicules. La décadence est
le contraire de l'époque de grandeur : c'est la retransformation des mythes en concepts
.
Un
peuple entier devant des catégories vides-et qui, des mains, esquisse
une vague aspiration, dirigée vers son vide spirituel. Il lui reste
l'intelligence, non greffée sur le coeur. Donc stérile. Quant à
l'ironie, dépourvue du soutien de l'orgueil, elle n'a plus de sens
qu'en tant qu'auto-ironie.
Dans sa forme extrême, ce processus
est caractéristique des intellectuels. Rien, cependant, n'est plus faux
que de croire qu'eux seuls ont été atteints. Tout le peuple l'est, à
des degrés variés. La crise est structurelle et mortelle. [...]
Aux périodes où une nation est à un point culminant apparaissent automatiquement des hommes qui n'ont de cesse de proposer
des directives, des espoirs, des réformes. Leur insistance et la
passion avec laquelle ils sont suivis par la foule témoignent de la
force vitale de cette nation. Le besoin de régénération par la vérité
et par l'erreur est propre aux périodes florissantes. Un écervelé comme
Rousseau représente un comble d'effervescence. Qui se soucie encore de
ses opinions ?
Pourtant, leur tumulte nous intéresse encore en raison
de leur écho et de sa signification. Une apparition de cette ampleur
est aujourd'hui inconcevable. Le peuple n'attend rien. Alors, qui lui
proposerait quelque chose, et quoi ? Les peuples ne vivent réellement
que dans la mesure où ils sont gavés d'idéaux, dans la mesure où ils ne
peuvent plus respirer sous trop de croyances. La décadence est la
vacance des idéaux, le moment où s'installe le dégoût de tout ; c'est une intolérance à l'avenir -et, en tant que tel, un
sentiment déficitaire du temps, avec son inévitable conséquence : le
manque de prophètes et, implicitement, le manque de héros.[...]
Les Français se sont usés par excès d'être
. Ils ne s'aiment plus, parce qu'ils sentent trop qu'ils ont été. Le
patriotisme émane de l'excédent vital des réflexes ; l'amour du pays
est ce qu'il y a de moins spirituel, c'est l'expression sentimentale
d'une solidarité animale. Rien ne blesse plus l'intelligence que le
patriotisme. L'esprit, en se raffinant, étouffe les ancêtres dans le
sang et efface de la mémoire l'appel de la parcelle de terre baptisée,
par illusion fanatique, patrie(...)
Lorsque se défont
les liens qui unissaient les congénères dans la bêtise reposante de
leur communauté, ils étendent leurs antennes les uns vers les autres,
comme autant de nostalgies vers autant de vides. L'homme moderne ne
trouve que dans l'Empire un abri correspondant à son besoin d'espace.
C'est comme un appel à une solidarité extérieure dont l'étendue
l'opprimerait et le libérerait en même temps. De quoi une patrie le
nourrirait-elle ? Quand il porte tant de doutes, n'importe quel coin du
monde devient un havre. [...]
L'arrachement aux valeurs et le
nihilisme instinctif contraignent l'individu au culte de la sensation.
Quand on ne croit à rien, les sens deviennent religion. Et l'estomac
finalité. Le phénomène de la décadence est inséparable de la
gastronomie. Depuis que la France a renié sa vocation, la
manducation s'est élevée au rang de rituel. Ce qui est révélateur, ce
n'est pas le fait de manger, mais de méditer, de spéculer, de
s'entretenir pendant des heures à ce sujet. La conscience de cette
nécessité, le remplacement du besoin par la culture-comme en amour-est
un signe d'affaiblissement de l'instinct et de l'attachement aux
valeurs. Tout le monde a pu faire cette expérience : quand on traverse
une crise de doute dans la vie, quand tout nous dégoûte, le déjeuner
devient une fête. Les aliments remplacent les idées. Les Français
savent depuis plus d'un siècle qu'ils mangent. Du dernier paysan à
l'intellectuel le plus raffiné, l'heure du repas est la liturgie
quotidienne du vide spirituel. La transformation d'un besoin immédiat
en phénomène de civilisation est un pas dangereux et un grave symptôme.
Le ventre a été le tombeau de l'Empire romain, il sera inéluctablement
celui de l'Intelligence française. [...]
Un pays tout entier
qui ne croit plus à rien, quel spectacle exaltant et dégradant !
« De la France », de Cioran, L'Herne